mercredi 29 septembre 2010

03. Le 16 octobre 2008

Cher Mikhaïl Borisovitch!

Merci pour la réponse que vous avez écrit à la veille de votre procès. Maintenant, en ce moment, une audience a lieu, et ce soir nous entendrons les nouvelles à la radio - presque certainement pas de joyeuses.

Votre lettre m'a intrigué. J'ai été jeté dans une réalité différente: comme si nous sommes dans différents coins de la création il. Mais il ya une chose importante et commune - une attitude consciente envers notre vie personnelle. L’endroit où cette prise de conscience a lieu de manière tellement productive, dans votre cas, le carré de la prison. Quel autre nom peut-on donner à une cellule et la détention? L’on ne peut pas tomber plus bas. À la fois, c’est une élévation inattendue d'un esprit intact qui fonctionne de manière tendue. C'est ainsi que le moine tibétain dans le désert glacial, avec son cul chaud, il fait fondre les choses autour de lui, ou il prépare - d'une manière que nous ne connaissons pas - le terrain sur lequel commencent à pousser de petites fleurs et des herbes. Et sur ce lieu ouvert poussent les fruits rares de la prise de conscience de soi et du monde autour, de la compassion, de la patience. Et en effet, ces gars là-dessus (dans les deux sens!) ne vous offrent non seulement la gloire et une réputation - bonne ou mauvaise, dans ce contexte, ces concepts n’ont aucun sens - mais à cause de vous se réalise un processus conduit par un gourou sage, un maître spirituel ou une sorte de sage affecté à cet endroit

J'ai toujours été fasciné par le courant dans lequel une personne se trouve de la naissance à la mort. Le courant vous emporte, et vous flottez, vous essayez de prévoir ses rebondissements, parfois vous essayez d'arrêter le courant au milieu, vous voulez faire un mouvement indépendant, changer un peu de direction. Et il y a toujours un nouveau point de départ, lorsque vous vous rendez compte que votre vie fait partie d'un courant plus large, et à tous les moments successifs de “réorientation”. C'est une histoire tout à fait fascinante - chaque destin de l'homme. Je pense que vous avez plus à dire que beaucoup de gens à qui la vie n’a pas offert une telle expérience extrême et diverse. Ils vous ont donné le temps de réfléchir. De manière forcée. Mais vous avez prouvé à être un bon élève. Je veux parler de cela.

Prenons un point de référence: l'enfance, la famille, des lignes directrices et les intentions. Comment avez- vous planifié votre vie à l'époque où cette idée a surgi dans votre tête pour la première fois?

Pour moi, c'est arrivé très tôt: mes parents étaient plus ou moins des scientifiques. Des emenes [9] traditionnels, bien qu'ils aient un degré. Et j'ai été conduit à la science - la biologie, et l'idée de “servir l'humanité”. La satisfaction de la vanité et un malentendu à propos de la façon dont la science ouvre le chemin - oui, c'est l’emenes - allaient parfaitement de pair dans ma conscience. Naturellement, toutes les illusions ont disparu avec le temps. Dites-moi, comment avez-vous regardé votre avenir comme un garçon? Quel était votre plan de vie quand vous étiez jeune? Bien sûr, je sais que vous étiez dans le Komsomol [10], et que vous avez même bien fonctionné dans ce milieu, qui pour moi (j'ai 15 ans de plus que vous) ne convenait absolument pas. Vous vous êtes sans doute senti un d'entre eux, ou du moins vous vous avez imaginé d’être un “chef du Komsomol”. Ensuite, vous étiez “l'un d'eux ” dans le milieu des “oligarques”, qui ont aussi une vie intéressante, et qui sont très attractif pour le grand public. Vous avez manifestement dépassé les limites permises, vous avez (consciemment ou inconsciemment) violé une sorte de loi non écrite. Vous avez dépassé la limite de ce qui est “autorisé” dans les hautes sphères où je ne peux pas pénétrer et, franchement, où je n'ai même pas essayé de pénétrer. Et c'est exactement de ce que je veux parler.

Chacun de nous choisit pour lui-même ses propres limites, que l’on ne dépasse pas. Un exemple: ma copine Natacha Gorbanevskaïa a manifesté sur la Place Rouge en 1968 avec un enfant de trois mois [11], et s'est retrouvé dans le “panier de fous”. Son instinct à l'auto-préservation était, si pas totalement absent, clairement affaibli. Moi, je ne serais pas sorti, même sans enfant. Juste par la peur des animaux. Mais à une assemblée générale à l'Institut de génétique générale, où j'ai travaillé, je ne pouvais pas voter pour une “déclaration de culpabilité”, et au moment que nous étions supposés de lever la main, je suis sorti de la salle sous le regard étonné de mes collègues. C’était ma limite. Une limite très modeste. Je n'ai pas beaucoup du payer - à la première opportunité qu'ils ont trouvé, ils m'ont renvoyé. Finalement, j'ai commencé à écrire des livres.















La démonstration sur la Place Rouge (1968)

Où étaient vos limites éthiques dans votre jeunesse? Comment ont-elles changé avec le temps? Je suis absolument convaincu que vous y avez réfléchi, j'ai même lu certaines de vos réflexions à ce sujet. Mais pour rendre notre discussion fructueuse, il faut que nous regardons les choses étape par étape jusqu’à ce jour. Entretemps, je dois vous dire qu’ils ont annoncé à la radio que l’on n'a pas voulu vous libérer sur parole.

Le tribunal a bien organisé ses affaires. Nous n'avions pas attendu autre chose. Nous avons maintenant une durée illimitée de parler sur ce sujet abstrait, mais intéressant, et nous serons en mesure de poursuivre notre dialogue.

Avec mon respect,

Lioudmila Oulitskaïa


Notes

[9] “emenes” provient de l'acronyme russe “MNS”, ou “Jeune Collaborateur Scientifique”, une position basse dans la hiérarchie des institutions de recherche.

[10] Le Komsomol était l'organisation de jeunesse du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS). L'âge à se joindre était de 14 ans, l'âge maximum était de 28 ans.

[11] Natalia Gorbanevskaïa (°1936) est une poètesse russe et l'une des huit manifestants du 25 août 1968 sur la Place Rouge à Moscou pour protester contre l'invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. Parce qu'elle venait de donner naissance, elle n'était pas jugée avec les autres manifestants. Elle a été arrêtée en décembre 1969 et détenu dans un établissement psychiatrique jusqu'à février 1972

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