mercredi 29 septembre 2010

05. Le 18 novembre 2008

Cher Mikhail Borisovitch!

Cette fois-ci, votre lettre m’a surpris par l'inattendu: pour la moitié de notre vie nous construisons des stéréotypes, toutes sortes de phrases éculés et de clichés, puis nous commençons à les étouffer et des années plus tard, quand les stéréotypes accumulés commencent à s'effondrer, nous sommes ravi d’en être libérés. Je parle de mes impressions à moi. Peu à peu, j'espère que nous pourrons apprendre les vôtres aussi.

Vos parents sont des gens solides des années soixante avec un pedigree - des ingénieurs, des travailleurs de la production, honnêtes, décents - ton père avec une guitare dans une main et un verre de liqueur dans l'autre ; votre mère, gaie et vive, toujours prête à accueillir des invités ou à aider un ami dans des circonstances difficiles. Et leur relation avec le pouvoir soviétique est compréhensible: ne vous en occupez pas... Les enfants des gens des années soixante qui, dans la neuvième année, ont lu des exemplaires dactylographiés de l'Archipel du Goulag de Soljenitsyne et 1984 de George Orwell, sont devenus légèrement nauséeux de la puissance et, au mieux, ont écrit leur thèse, ont travaillé comme médecin ou comme garçon d'ascenseur ou ont fait partie d'un mouvement social qui a été appelé “dissident” plus tard.

Certains de ces enfants un peu plus âgés ont vécu l'expérience de la prison et des camps dans les années '70-'80, certains ont émigré vers l'Ouest. Mais de toute façon vous avez pu vous protéger contre cela et vous êtes parvenus à vous intégrer avec succès dans la machine du moment, vous avez trouvé votre propre place et cela a fonctionné de manière efficace. Ce qui est particulièrement touchante, c’est l’innocence d'un jeune homme qui est prêt à s’intégrer dans le “D”, [24] parce que la patrie doit être défendue.

Il serait facile de comparer si nous avions le même âge, mais les deux décennies de différence d'âge ne le nous permettent pas. Quand moi, je suis arrivé là-bas, malade de dégoût et avec mes documents pour le voyage dans la poche, pour obtenir une référence de caractère [25], du comité du Komsomol, il y avait soit des carriéristes entêtés, soit des idiots et j’ai du répondre à la question qui était le secrétaire du CC [26] du parti en Bulgarie. Je suis venu là dans les années ‘60, et vous étiez installé là-bas, ou dans le bureau à côté, dans les années ‘80. Vous apparteniez certainement du genre de personnes dont moi, pour dire le moins, je n'étais pas amie.

Et alors il s’avère - et c'est ce qui m'a surpris dans votre lettre - que l'un des ces gens dans les années ’80 a pu avoir une motivation “positive”. Vous étiez là comme une personne jeune et talentueuse, rêvant de devenir un “directeur d'usine”, de produire quelque chose d'une manière raisonnable et correcte, peut-être même des armes pour défendre la patrie. Et là, dans cet environnement, il y a eu “des progressistes” comme Eltsine et des rétrogrades comme Ligatchev. Vous étiez là dans le système, vous avez trouvé votre place, et vous avez créé une équipe. Vous dites que vous n'étiez pas intéressé par l'idéologie, et que “la recherche de leadership” était importante. Mais cet objectif est une définition respectable de la notion de “carriérisme”. Ce n'est pas une malédiction, mais une définition. Une carrière et les affaires constituent la partie la plus importante de la vie d'un homme normal. Aujourd'hui, c'est aussi vrai pour une femme. Mais il me semble que les règles du jeu en vigueur dans le système, étaient telles qu'il était impossible pour un homme honnête à les accepter. Et vous étiez un enfant d'une famille décente. Comment avez-vous réussi à grandir comme un “vrai croyant” du Komsomol sans aucun doute sur qui étaient des amis et étaient sont les ennemis? Apparemment, cela doit avoir été possible. Je n'ai aucune raison de ne pas faire confiance à votre analyse. Je n'ai aucune raison de ne pas faire confiance à votre analyse. Cela signifie que j'ai été partiale dans mon aversion totale pour tous les membres du parti et les semi-membres.

Dans le années quatre-vingt, toute idéologie sociale était complètement éteinte au niveau des dirigeants du pays (et même à tous les niveaux, du haut vers le bas, dans les bains publics et les écoles maternelles), et ce qui restait n'était qu'une coquille vide.

Maintenant je vois que je n'ai pas eu une image complète. Peut-être même une image complètement fausse. Mon aversion pour les directives soviétiques était si grande que je ne pouvais pas accepter que l’on pourrait s'orienter sur quelqu'un ou faire confiance à quelqu'un dans ce milieu de la fin du communisme. Ou que l’on pourrait trouver quelqu'un à admirer. Eltsine a été pour moi l'un des employés du parti, et j'ai été très inquiete quand tous mes amis ont couru à la Maison Blanche pendant que j'étais à la maison pour pleurer: “Pourquoi je ne veux pas pas participer à cette démonstration comme tous les autres? ”

Tant de fois je l'ai dit: “Si il ya une purification, comme en Allemagne après la défaite du régime nazi, alors je le crois”. Il y avait beaucoup d'enthousiasme, mais je ne pouvais le partager. Il n'y avait pas de purification : presque tous les patrons sont restés les mêmes, ont changé de siège, seulement ici et là certains ont été renvoyés.

Je comprends que Eltsine avait du charme, et l’espace pour jouer, et de bonnes intentions. Seulement, ça s’est mal terminé - il a cédé son pays dans les mains du KGB. Il a trouvé des “mains propres”. Et il me semble que vous l’admettez, bien que vous l’exprimez en d'autres termes.

Comment évaluez-vous aujourd'hui, une décennie plus tard, la figure d'Eltsine? Et si votre opinion est différente, alors quand est-que ce changement aura lieu?

Il y a eu un moment que j'ai pensé que les réformes de Gaïdar [27] pourraient créer une économie efficace, mais il n'a pas réussi à le réaliser. Son livre sur la chute de l'empire est très intéressant et explique beaucoup de choses, mais de façon rétroactive.

Aviez-vous à ce moment une idée d'une réforme, ou étiez-vous entièrement satisfait des grandes opportunités qui avaient été créées pour les entrepreneurs? Il n'y a aucun doute que vous étiez un très bon directeur d’une très grande usine - la moitié du pays.

Enfin, la plus douloureuse de toutes les questions possibles. Tellement douloureux que je suis prête à ne pas avoir aucune réponse. Ou pour tout simplement retirer ma question. Il fut un temps où les gens proches de Boris Eltsine ont reçu de gros morceaux sous forme d’usines, des journaux, des flottes de navires. Il y avait cette distribution, après une série de “redistributions” a suivie. Souvent de manière très impitoyable. A cette époque, vous étiez un “directeur d'usine”. Quand durant cette période ont été dépassées les limites de ce qui est autorisé?

Oui, en ce qui concerne le voltairianisme. Ce vieil homme a choqué le monde avec ses idées. Mais les enfants qu'il eu avec une servante ont été condamnés à être transféré à un orphelinat. Ou était-ce Rousseau? C'est juste une sorte de loi capitale de la nature: les plus les idées sont exaltées, le plus effroyables les pratiques de la vie...

Voilà donc. Je veux changer ma question: qu'est-ce que vous avez gardé des idées de votre jeunesse, quand vous avez rêvé de devenir un “directeur d’usine”? Qu’avez vous perdu? Je parle du système de valeurs.

J’ai commecé à remarquer votre nom dans les rangs des oligarques, quand j'étais arrivé dans une colonie pénitentiaire pour enfants, avec une amie psychologue. J'ai vu une classe d'informatique qui a été organisé avec votre argent. Puis à nouveau, dans un autre environnement, je suis tombée sur des traces de Russie Ouverte, votre idée originale. Et quelques années plus tard, quand vous aviez déjà été arrêté, je suis arrivé au lycée de Koralovo, où j'ai pu faire connaissance avec vos parents et où j’ai vu une île incroyablement bien arrangée pour les orphelins et les demi-orphelins. Je n'avais jamais rien vu de pareil dans toute l'Europe. Aussi une initiative qui a été réalisée grâce à vos efforts.
















Le lycée de Koralovo.

Vous avez écrit que, pour vous, la défaite de NTV a été le point tournant de votre relation avec le pouvoir. Vraiment, tout le monde a son “Rubicon”. Mais jusqu’à ce moment, vous avez en quelque sorte de maintenu des relations avec une puissance qui perdait de plus en plus le sens de décence. Une autre question difficile: aviez-vous l'impression que ce processus pourrait être inversé? Si NTV avait été préservée, auriez-vous été capable de rétablir les relations endommagées avec le Kremlin?

Partout dans le monde, la presse est à vendre et obéit au pouvoir. Le problème est que dans de nombreux pays il ya un tuyau d'échappement - de tailles différentes - pour l’expression des émotions négatives. Serait-il possible que vos conflits ont surgi à cause du diamètre, non pas du tuyau d'huile, mais d’un tuyau d'échappement d’information? Pour moi, cela signifie que vous, comme une personne pragmatique et pratique, n'avez pas perdu vos illusions romantiques.

Vous voudrez probablement me pardonner que certaines choses dans cette lettre semblent difficiles. Mais le “Siècle d'or” est terminé. Les illusions se sont dissipées. Il ya peu de temps pour la réflexion. En outre, j'ai le sentiment d'un “rétrécissement” aiguë et catastrophique du temps. Je veux finalement arriver à “l'essence ultime”. Eh bien, il n'y a personne qui a réussi d’y arriver. Bon, le plus proche possible alors.

Et il ya un problème dont je voudrais parler: une personne - sa vie personnelle et la pression de la société. Comment pouvez-vous garder votre dignité, vos valeurs...? Comment ces valeurs changent? Est-ce qu’ils changent? Quand une personne arrive dans un camp, il a une expérience unique, autre que l’expérience ici. Avec cela, je veux vous avertir à l'avance que je veux encore vous parler d’autre chose, si une telle occasion se présente.

Je vous souhaite santé, force et de paix.

Avec respect,

Lioudmila


Notes

[24] Le "D" est l'abbréviation pour "la défense".

[25] Une référence de caractère - les citoyens soviétiques avaient besoin d’une référence de caractère du comité du Komsomol de leur institution ou du comité du parti avant de pouvoir voyager à l'étranger.

[26] Le CC est le Comité Central.

[27] Iegor Gaïdar (1956-2009) était un économiste, homme politique et écrivain soviétique et russe. Il a été vice-Premier ministre de la Russie du 15 juin au 14 décembre 1992. Il est surtout connu comme l'architecte de la thérapie de choc - des réformes controversées après l'effondrement de l'Union soviétique. Cela lui a rapporté à la fois des louanges que de vives critiques.

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